La Chandeleur à Montebourg
Une foire en Cotentin
L’impression traditionnelle de la foire de la Chandeleur à Montebourg est celle d’une houle de milliers de dos bringés difficilement endiguée entre les façades de la grand’place du bourg, une houle de bestiaux et d’hommes exhalant dans le froid de l’hiver une odeur forte d’étable, emplissant l’espace d’un bruit sourd fait de piétinements, de mugissements rentrés et de voix mêlées.
Place Nationale, la Chandeleur au début des années 1900. |
La Chandeleur est hors d’âge: elle date de la fin du règne de Guillaume le Conquérant. le duc-roi avait autorisé les moines bénédictins de la toute récente abbaye de Montebourg de tenir une foire le 2 février, et deux autres foires ainsi qu’un marché hebdomadaire, et il les avait dotés de droits divers attachés à ces fondations commerciales pour leur donner les moyens d’organiser un large terroir autour du monastère et faire du bourg de Montebourg un centre actif d’échanges commerciaux (1): taxes sur les marchandises et sur le bétail, sur les poids et mesures, exemptions pour attirer les artisans, droits de justice, de police... Montebourg développe alors sa vocation de place commerciale: l’abbaye établit des places, des halles, des emplacements pour les étaux des bouchers, des tanneurs, des mégissiers, des cordonniers, des marchands graissins, des chandeleirs, des drapiers; elle autorise les auberges... Elle plante un pilori au Petit Marché et un gibet à la sortie du bourg. les foires et les marchés sont ainsi des “ lieux de rencontre, des lieux d’échanges ” où l’argent circule (2).
La pays de Montebourg est déjà un pays d’élevage. Même si la production animale dans le Cotentin est globalement “ sous-développée... et très primitive quant à ses méthodes ”, même si le plus souvent “ les bestiaux se reproduisent à la diable ” (3) dans un coin de forêt et y font des dégâts (ce qui est cause de procès contre les éleveurs de la part des moines jaloux de leurs droits dans les bois (4), le Cotentin est réputé dès le Moyen-Âge comme un pays “ gras et plantureux de toutes choses... charrettes et chevaux, pourceaux, brebis, moutons et les plus beaux bœufs du monde que on (y) nourrit ” (5). De même, on voit en 1447 un abbé de Fécamp charger un de ses agents de lui envoyer des bœufs du Cotentin, “ cinq bons aumeaulx pour tirer à la cherue de trois a quatre ans le plus viel ” (6). les textes se multiplient à partir du XVIIème siècle. Cette réputation va à son tour marquer la Chandeleur, laquelle, de “ foire à tout faire ” comme l’utilise Gilles de Gouberville (7), va devenir foire à bestiaux à mesure que le couchage en herbe développe l’élevage dans la presqu’île.
Bêtes et gens, les Normands à profusion
Gilles Picot n’est allé qu’une seule fois à la Chandeleur (il y envoyait ses gens pour vendre ses boufs et payer ce qu’il devait aux chanoines du chapître de Coutances) : il rentrait de voyage. C’était le 31 janvier 1554 (v. st.), trois jours avant la foire: impossible de trouver le gîte et le couvert dans l’auberge montebourgeoise où il avait ses habitudes. Toutes des chambres étaien t prises et il n’y avait plus un coin de table pour être servi à souper (8)! La Chandeleur rassemble jusqu’à saturation bêtes et gens.
En 1852, un témoin montre que “ l’espace manquait, les abords étaient encombrés. la route de Carentan, principale artère d’écoulement ressemblait elle-même à une foire... ” (9). Un autre s’étonne de “ la masse innombrable de bêtes qui, de tous les coins du cotentin, fut déversée (le 2 et le 3 février) sur le long du champ de foire de Montebourg. la place était littéralement pleine à déborder; les bêtes étouffaient, tellement elles étaient pressées, et les marchands, pour aller des vaches d’herbage aux taureaux, devaient faire des prodiges de hardiesse et d’adresse, jouer des codes, écrater de la main, taper de la canne... Il n’y avait pas moins de trois mille bêtes “ sur la place (10). “ En v’là t’y eunne nuaèe d’bêtes ” commente en patois le journaliste agricole de l’époque (11). On a recensé 4 780 bovins, dont 900 taureaux, les deux jours Chandeleur en 1896, 3 500 bovins dont 1 200 taureaux le 2 février 1922, 3 000 bêtes à cornes en 1938, 3 000 en 1962, 2 000 encore en 1970... Au temps où les bestiaux partaient de Montebourg par le train, il a été utilisé jusqu’à 252 wagons aux deux gares (Ville et réseau Etat) en 1930, pour plus de 1 800 bestiaux expédiés. Les incidents sont nombreux: un taureau cogne dans la porte de la Poste, un autre piétine un jeune commis qui conduisait deux vaches à la gare, une vache sur la route de Carentan, trop à l’étroit, saute le parapet du pont de la Foulerie et se rompt le cou sur le pavé du lavoir. Jusque dans les hôtels, il y a “surchauffe”: “ Les auberges sont assaillies par les exposants et les marchands et ne désemplissent pas. Dans les salles chaudes et enfumées, quel bruit et quel mouvement! On couche un peu partout en ville, car le nombre dee chambres d’auberges est bien insuffisant “ (12). Et la Chandeleur pendant trois jours devient “ un ventre “: en 1952, un sondage auprès des conq restaurants de la ville a permis d’établir ces chiffres comme sortis d’un livre de Rabelais: il a été servi à la Chandeleur 1 500 pieds de cochon, 300 poulets, 14 dindons, 1 bœuf, 3 veaux entiers, 21 gigots de mouton, 60 kilos de tripes, 800 huîtres, des centaines de kilos de légumes, des piles de fromages, d’énormes quantités de fruits, 4 320 litres de cidre, 1 980 litres de café (mais on ne dit rien sur la “goutte”) (13).
Le pays naisseur et la race de la conquête
On pourrait dire que la race bovine normande est née à Montebourg. Le taureau au “ sang “ exceptionnel de l’élevage Noël, Silencieux (né en 1898), unanimement considéré comme le fondateur de la race normande moderne (14) était fils d’Enjôleur, un taureau de l’élevage des frères de l’abbaye de Montebourg que François Noël de Réville leur acheta en 1879. La Chandeleur a, de fait, “ épousé ” étroitement le destin de la Normande, lui a servi de vitrine, a contribué largement à son expansion et, d’une certaine façon, à ses limites (et peut-être aujourd’hui apporte-t-elle déjà sa part dans le renouveau de la race?)
Que venait-on chercher à la Chandeleur? Et d’où venait-on?
La chandeleur peu avant 1939 |
Du concours cantonal au concours interrégional: du local à l’international
Un concours cantonal de taureaux, organisé par la Société d’Agriculture de Valognes avec le soutien de la Préfecture, a été fixé le 2 février de chaque année, jour de la montre de la Chandeleur, à partir des années 1840: avec “ des primes d’encouragement aux propriétaires des plus beaux taureaux employés à la reproduction “ (17). On le compléta d’un concours pour génisses en 1866. la sélection va faire s’envoler les prix, et l’on trouvera à la Chandeleur 500 jeunes taureaux à négocier en 1914, plus de 800 en 1920. Avec ce risque, souligné à la Chandeleur 1914 par un journaliste local: “ La surproduction de taureaux est nuisible au progrès et à l’avenir de la race: l’un des principes essentiels de la sélection, c’est de restreindre le choix des sujets mâles, de ne conserver pour la reproduction que les animaux offrant des qualités certaines au point de vue des origines, de la conformation et des qualités laitières” (18).
Un concours de taureaux années 1960 |
Foire à taureaux par excellence, la Chandeleur va en devenir “ la reine “ (19) quand le conseil municipal de Montebourg, qui connaît l’impact économique de la Chandeleur sur le commerce de la petite ville, décide de créer un concours de reproducteurs la ceille de la montre de la foire, soit le 1er février, en l’ouvrant à l’ensemble du berceau de la race. Début janvier, la publicité est faite dans 300 journaux, auprès de 700 comices agricoles, dans 37 départements. Un succès, qui s’enfle dès l’année suivante: des syndicats d’éleveurs de toutes les régions, de Lille à Bordeaux, de Rennes à Nancy, viennent faire d’importants achats de jeunes taureaux à Montebourg, séduits par la splendeur des taureaux primés au concours: “ robe bringé-caille, la tête et le cornage caractéristiques, le dessus droit, la queue bien attachée, sans trace de Durham, la côte ronde et large, la peau moelleuse et les membres fins: il s’agit de montrer aux éleveurs étrangers les sujets les plus imposants et les plus parfaits de notre race pour mieux leur faire comprendre ce que pourront devenir les jeunes taureaux sans dents qu’on veut leur vendre. L’exhibition de Montebourg est comprise pour favoriser lers achats de jeunes taureaux “ (20). Le consul d’Uruguay et celui des Etats-Unis sont à Montebourg en 1927. Celui d’Uruguay à nouveau en 1928.
Le concours victime des maquignons et de l’argent facile
Le succès va d’une certaine façon “ tourner la tête “ aux éleveurs cotentinais, et aux autres: le concours n’est plus un progrès de sélection (ses critères restent d’ailleurs acccrochés à la seule conformation, et bien que des voix s’élèvent, comme celle du député Villault-Duchesnois pour encourager le contrôle laitier et beurrier (21), mais un argument de vente, très rentable. On aprvient même à vendre des taureaux du centre et du sud de la Manche comme provenant du Val-de-Saire (22), “ ce qui ne peut être que préjudiciable à la Chandeleur “ commente amèrement le chroniqueur agricole de Cherbourg Eclair. Le succès a dévoyé l’esprit du début, qui voulait faire de la race cotentine devenue la Normande une race mixte (même si on ne pronançait pas ce mot), de belle conformation bouchère, et excellenete laitière et beurrière. André Frémont dénonce cette attitude généralisée d’esprit de lucre, de ruse, de maquignonnage, qui n’a pas permis de fixer définitivement les qualités de la race, et qui, facilitant la diffusion d’animaux médiocres, a “ donné à la race normande son principal défaut: l’hétérogénéité “. La Chandeleur a été porteuse de ce “ virus “.
Le temps du déclin
Le temps du déclin avait sonné: celui de la race normander qui, après l’illusion de la reconstitution des troupeaux à la suite de la guerre, n’a pu maintenir sa domination sur le troupeau français à partir des années 1960. D’autres méthodes de sélection sont intervenues, principalement l’insémination artificielle qui a rendu caduc le commerce (et donc les concours) de taureaux. A Montebourg, la Chandeleur, foire à taureaux par excellence, allait être touchée de plein fouet: si la section taureaux s’est maintebnue jusqu’aux années 1990 dans le concours, ce n’était que pour quelques nostalgiques. Quant à la commercialisation des bovins, elle se fait aujourd’hui à la ferme ou dans les marchés spécialisés. La Chandeleur, en 1997, ne rassemblait pas 100 bovins, une vingtaine en 2000, 6 en 2002:
“ Après une lente dégradation, au fil des ans, tout particulièrement sur la dernière décennie, le constat principal de cette Chandeleur, écrivait le journaliste agricole de La Presse de la Manche, est la fin de la foire aux animaux, notamment aux bovins, qui a été évidemment le poumon même de la Chandeleur de Montebourg. Par contre la tradition bovine a été parfaitement maintenue par le concours de race normande (54 femelles provenant de 16 élevages) s’installant dans une qualité d’exception” (23). La foire s’est effacée définitivement en 2003 avec 4 vaches sur le marché.
Jean Margueritte
La Chandeleur en 1954, dessin de Henri Vincenot, La Vie du Rail.
1. Chantal de la Hougue, Monachisme et aristocratie autour de Montebourg, mémoire de maîtrise, Paris IV, 1975.
La Chandeleur en 1954, dessin de Henri Vincenot, La Vie du Rail.
1. Chantal de la Hougue, Monachisme et aristocratie autour de Montebourg, mémoire de maîtrise, Paris IV, 1975.
2. Lucien Musset, Foires et marchés en Normandie à l’époque ducale, Annales de Normandie, mars 1976, p. 10.
3. Emmanuel Leroy-Ladurie, La verdeur du bocage, 50 p., introduction à A. Tollemer, Un Sire de Gouberville, gentilhomme campagnard au Cotentin de 1553 à 1562, rééd. Paris 1972.
4. Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790, Manche, série H, t. 4, fasc. 2, Abbaye de Montebourg, H 8152-9526, Saint-Lô, 1942.
5. Léopold Delisle, Etudes sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen-Âge, Paris, 1903, p. 237-238. Citation de Froissart, Chronique.
6. Léopold Delisle, op. cit.
7. Le Journal du Sire de Gouberville, publié par E. de Robillard de Beaurepaire, in Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 4e série, 1er vol. Caen, 1892. p. 156; 329; 405; 474; 751.
8. Le Journal du Sire de Gouberville, op. cit. p. 156.
9. Journal de l’Arrondissement de Valognes, 6 février 1852.
10. Le Réveil, 7 février 1912.
11. Le Réveil, 5 février 1913.
12. Cherbourg Eclair, 5 février 1924.
13. La Presse rurale, 13 février 1952.
14. Armand Frémont, L’élevage en Normandie, vol. 1, Caen, 1967, p. 73-74.
15. Journal de l’Arrondissement de Valognes, 6 février 1852.
16. Le Réveil, 7 février 1912.
17. Journal de l’Arrondissement de Valognes, 1er février 1839; 17 janvier 1845.
18. Cherbourg Eclair, 6 février 1914.
19. Cherbourg Eclair, 4 février 1922.
20. Cherbourg Eclair, 5 février 1923.
21. Le Réveil de la Manche, 5 février 1927.
22. Cherbourg Eclair, 5 février 1924.
23. La Presse de la Manche, 4 février 2002.
Le concours de la Chandeleur peu avant 1939.
La Chandeleur en 1966.